Georges PERROS

Georges PERROS



Dans une lettre à Brice Parain, Georges Perros donne cette définition de la poésie : « Cette passion du réel qui fait longer des précipices… » Il s’avance en funambule au bord du vide avec le sentiment que, si « vivre est assez bouleversant », la plupart des hommes mènent une existence absurde, inutile. À tel point qu’il a eu envie de lancer ce cri d’alarme : « Ça tourne, ça tourne, citoyens. C’est VOTRE vie qui se consume en ce moment. Vous VIVEZ pour de bon, ce n’est pas un essayage. » Lui-même ne s’épargnait pas, avouant dans une lettre à ses parents qu’il ne leur en voulait pas de l’avoir mis au monde : c’était une expérience à tenter, mais « une fois, sans plus » – sa mère ne lui disait-elle pas toujours qu’il n’arriverait à rien ? En quoi elle n’avait pas vraiment tort, pensait le jeune Georges Poulot : « J’y suis arrivé à ce rien », lequel Georges Poulot n’avait pas encore pris le pseudonyme de Georges Perros, ne faisait pas encore du théâtre ni ne se mêlait de publier, bien qu’il eût commencé à écrire des poèmes dès l’âge de treize ou quatorze ans.

L’aventure avait eu de mauvais débuts : Perros était né chétif, un 31 août 1923, avec un physique de « chat de gouttière », tandis que son frère jumeau, qui mourut sans même avoir vécu, laissait le souvenir d’un beau bébé, d’une constitution bien supérieure à la sienne. Le survivant ne regretta pas le mort. Toute sa vie, il devait rêver au contraire d’avoir une sœur « obscurément anarchiste » qui aurait été son « bâton de jeunesse », peut-être aussi son garde-fou ou son bouclier, qui l’aurait défendu contre le monde, lui qui, faisant son autoportrait, ne se trouvait pas beaucoup de qualités : « Une sale gueule en vérité, ni aimable ni accueillante. On me range dans la catégorie des prétentieux, des renfrognés. »

Si l’écrivain, comme il devait le relever plus tard, n’est jamais que le nègre de l’enfant qui a déjà tout vu, Georges Perros, le « faiseur de notes invétéré », avait conservé tout au long de ses années de contrebande littéraire l’impression que le seul moyen d’atténuer son effarement – « L’homme m’est impensable qui n’éprouve pas, tous les jours, fût-ce un quart d’instant, le vide, l’impossible à vivre » –, le seul moyen de réussir à fourbir ses armes d’existence, c’est de découvrir ce que cache la « porte à trésors » du poète, c’est de griffonner dans les marges de l’immense livre ouvert qu’est la vie. « Et qu’est cette vie, sinon le texte de l’Autre, follement sollicité ? »

Après avoir renoncé à ses ambitions de comédien (le théâtre lui ayant surtout procuré le bonheur d’entretenir une longue amitié avec Gérard Philipe), et tout en exerçant, au TNP puis chez Gallimard, le métier de lecteur qui lui permettait, dans ses brefs rapports sur les manuscrits reçus, de laisser éclater toute sa causticité : « C’est du Mirbeau, trois octaves au-dessous », Georges Perros, qui avait quitté Paris pour le Finistère et Douarnenez, ironisait sur ce qu’on appelait son « exil » par une de ces paroles de traverse dont il avait le secret : « Écrire, c’est renoncer au monde en implorant le monde de ne pas renoncer à nous ». Ailleurs, il parlait de son « perpétuel délit de fuite ». Il disait n’être pas de son temps, rappelait que le « poète est un homme qui nous donne envie d’aller vivre chez lui, mais chez lui n’est nulle part ». La façon qu’avait Perros de se tenir en retrait était donc de ne vouloir être autre chose que ce « faiseur de notes » qui aurait aimé suivre les traces de Pascal, de Leopardi, de Lichtenberg, de Nietzsche ou de Simone Weil, sachant combien la note est « paresseuse et ne tient pas absolument à se faire entendre » ; elle est à la limite du « fantomatique », elle « dit à peine ce qu’elle veut dire », elle suggère, n’insiste jamais. L’œuvre de Perros n’a d’autre ambition que d’être une mine de riens : « On n’écrit que ce qu’on peut, le reste étant, très exactement, littérature. » C’est parce qu’il explore les marges, les courts-circuits, les possibilités de métamorphose, les velléités de résurrection, que Georges Perros, tout en faisant de ses livres un non opposé au monde, acquiesce à ce qui lui est offert à travers l’œuvre des artistes ou des philosophes admirés : Mallarmé et sa poésie inscrite au tranchant du secret, Jean Vigo, le « bourlingueur de banlieue de l’âme », Jean Paulhan et son goût de l’incognito, Kierkegaard, dont la vie est « une imitation de Jésus racontée par Socrate », Jean Grenier, dont Perros aurait aimé lire Les îles dans la tombe, Valéry, loué pour avoir dit : « Être poète, non. Pouvoir l’être », Hölderlin, qu’il ne se lassait pas de relire…

Faire sauter les plombs du langage, passer la douane en fraudeur, cultiver la solitude qui fait notre énergie, avoir la passion de la clandestinité : Georges Perros s’en sera tenu à ces règles qu’il s’était fixées d’un jeu périlleux, pour aboutir à cette conclusion : « Écrire, c’est accepter d’être un homme, de le faire, de se le faire savoir, aux frontières de l’absurde et du précaire de notre condition. »

Linda LÊ[1] (in En attendant Nadeau, 2017).

 

Georges Poulot, alias Perros, aimait à dire qu’il s’était fait « un non » et « une déraison ». Georges Poulot, qui prit le pseudonyme de Georges Perros, est né à Paris le 23 août 1923. Il étudie l’art dramatique au Centre du spectacle de 1939 à 1946. Ephémère acteur de la Comédie-Française, jumeau spirituel de Gérard Philipe, lecteur pour le TNP de Jean Vilar et collaborateur de la « NRF », dès 1954, il fait le choix, en 1958, de vivre à Douarnenez, devant « l’éblouissement provoqué par la mer ». « Écrire, c’est accepter d’être un homme, de le faire, de se le faire savoir, aux frontières de l’absurde et du précaire de notre condition… C’est être certain d’une chose indicible, qui fait corps avec notre fragilité essentielle… Écrire n’est pas un plaisir, certainement pas… Je me débarrasse, c’est comme quand j’enlève une guêpe de mon front, c’est quelque chose qui me gêne…, qui brûle, qui fait mal, qui a le temps de mettre son dard dans la peau… Écrire c’est pénétrer dans la mine, où très possible le coup de grisou. Un homme qui écrit et qui s’y tient, est menacé… Écrire, c’est frapper à la porte jamais ouverte, au seuil de laquelle se sentir comblé », écrit Georges Perros (in Papiers collés).

Perros est décrit par Pierre Assouline, comme « un peu ours mais pas trop sauvage, foncièrement gentil, coléreux, désordonné, détaché, ascète sans ostentation, avec lui il fallait faire gaffe car il tenait pour insultante toute question posée à un poète sur la signification de son poème. Les sociologues lui faisaient horreur. » Perros, écrit Jérôme Leroy, est un marginal, parce qu’au sens littéral, il écrit d’abord dans les marges : « Certains maniaques, dans la marge du livre fiévreusement découpé, ne peuvent s’empêcher de déposer, comme instinctivement, le résultat à peine intelligible de leur réflexion. Font un livre, hybride, avec l’œuvre lue. Il arrive que leurs remarques soient plus intéressantes que le discours qui les a provoquées. » Perros a d’ailleurs lui-même créé le néologisme de « noteur » : il estime être plus « noteur » qu’auteur. Un auteur, pour lui, c’est un statut toujours un peu vain, comme tous les statuts. Et il fut bien placé, en tant que soutier chargé de rapports de lecture à la NRF, pour voir à l’œuvre cette vanité de la vie littéraire : « Un type qui écrit deux cents pages sur sa veulerie, sa saloperie, sa médiocrité, son néant, allez, on lui file le prix Goncourt. » Ne nous méprenons pas, il n’y a pas d’aigreur chez Perros, jamais. Plutôt une ironie qui sous sa plume prend la forme d’une bienveillance sceptique et amusée pour toute la comédie sociale à laquelle il participera un temps, avant de s’exiler en Bretagne.

Il faut… - que je t’ouvre comme un éventail, écrit Perros dans son adresse à la Bretagne. La Bretagne, Perros l’adopte : il y vit, elle l’habite. Douarnenez, est le lieu de sa « solitarité » et son dernier port d’attache. Douarnenez, où il vient régulièrement séjourner depuis quelques années. C’est dans ce port du Finistère, à l’entrée du cap Sizun où la pointe du Raz est l’extrême du continent, qu’il choisit de vivre, loin du Paris des intrigues littéraires. Il vit tout d’abord dans un immeuble populaire, avec sa femme Tania et leurs trois enfants, Frédéric, Jean-Marie et Catherine, un chien, une pipe et sa moto, bleue et rouillée. Perros fréquente les bistros du port, lit beaucoup et écrit. Grand admirateur de Joubert, Perros considère que « la littérature, c’est ce qui ne devrait pas être publié ». À Douarnenez, il est Georges Poulot. On ne sait guère qu’il écrit et est un poète, qui écrit sous les mansardes de ses diverses locations. Il y aura la maison de garde de Touldriz (trou de ronces), qui tourne le dos à la route de Poullan : « Je suis installé en pleine brousse dans une petite bicoque. Deux pièces, dont une mansarde assez proche de celle de Meudon, à cela près qu’une seule fenêtre. Là-bas, prise dans un coin du regard, la mer. » Georges Perros et sa famille, après avoir habité au 3 rue Emile Zola, puis au 37 rue Anatole France, emménagent dans une H.L.M (« vache L.M ») de la cité Richepin en 1964. En juin de la même année son père disparaît. Puis, Perros emménage dans une maison de pêcheur, aux Plomarc’h, à l’écart de la ville, au-dessus de la mer, une « mansarde à ras de terre et de mer », un geste de la municipalité contre un loyer symbolique. La route de l’Ouest est le chemin de vie de Georges Perros, qui écrit dans Poèmes bleus : si l’on me demandait / Comment est fait l’intérieur de mon corps / Je déplierais absurdement / La carte de la Bretagne.

Malade depuis 1976, Perros fut contraint au silence après une opération des cordes vocales. Il relate son expérience dans L’Ardoise magique (1978), recueil dédié « aux laryngectomisés », composé de notes inspirées à Georges Perros par le cancer de la gorge, soigné au cobalt à l’hôpital Laënnec qui le prive de la parole : « Au bord des hommes comme au bord de la mer. J’entends le bruit de leurs paroles, comme celui des vagues. Mais je ne peux plus me baigner. » Ou, plus cinglant : « Depuis que je suis muet, on me parle comme si j’étais sourd. » Jusqu’au bout, il revendique sa singularité en retrait ou de côté : « L’impression d’avoir été décapité. Puis on m’aurait remis la tête, un peu de travers. Cet air décalé que nous avons… » Georges Perros s’éteint le 24 janvier 1978 à Paris, à 54 ans.

Depuis qu’il dort dans un cimetière au-dessus de la mer, au-dessus de la mort, l’autorité et l’influence de ce poète de l’ombre, dont l’œuvre est essentiellement posthume (lire ses Correspondances avec Jean Grenier, Jean Paulhan, Michel Butor ou Gérard Philipe), n’a fait que croître. Dans cette bible de la désillusion et de la procrastination, on trouve des papiers collés, des poèmes bleus, des relevés d'une vie ordinaire, des textes critiques, de courtes préfaces, quelques lettres et dessins, des notes de lecture pour le TNP, des articles de dictionnaire, des chroniques sur la télé, des éloges de la paresse, de la Bretagne, du foot, et, à la fin, des phrases volatiles empruntées à l’ardoise magique avec laquelle, laryngectomisé, il communiquait encore. Les notes, aphorismes et fragments des Papiers collés assurent dès 1960 sa notoriété, il publie deux ans après les Poèmes bleus qui, avec Une vie ordinaire (1967), imposent, à l’opposé des préoccupations formalistes de l’époque, une poésie directe, franche, d’un ton naturel. La poésie narrative des Poèmes bleus évoque avant tout la Bretagne minérale et venteuse, sa rudesse et sa beauté, la vérité d’un homme partagé entre son amour de la vie ordinaire et sa mélancolie foncière, non dénuée d’humour, comme canne-épée

Jérôme Garcin écrit (in L’Obs, 2017) : « Georges Perros est un poète qui ne voulait pas faire une œuvre. Qui se refusait aux vanités, à la notoriété, à la postérité, et disait n’écrire que « dans les trous ». Sans cesser de maugréer, il sourirait aujourd’hui de tenir entre ses mains de marin aux doigts de pianiste un si gros volume, de voir réunis ses textes épars dont, de son vivant, il pensait qu’ils s’envoleraient, comme des feuilles mortes sous le vent de l’hiver. Et puis des aphorismes, qui exprimaient, à la perfection, le goût de ce moraliste désenchanté pour la forme brève, la pensée lapidaire, la sentence sans appel, l’éclair, la foudre. Son maître était Joseph Joubert, dont il écrivait, en connaisseur : « C’est à mi-voix qu’il se fait le mieux entendre. » Les Perrossiens étaient des happy few, ils sont désormais légion. Car l’auteur des « Papiers collés », qui prétendait ne pas travailler, mais être seulement « travaillé », est devenu un modèle d’exigence, d’intransigeance, de fulgurance et d’intelligence. Pour s’en assurer, il suffit d’ouvrir, à n’importe quelle page, cet indispensable volume qui le rassemble. Pas une phrase qui ne brille, fût-elle d'une noirceur accablante. Pas un brouillon qui ne contienne d'intraitables maximes. Pas d’acrimonie sans un humour féroce ni de misanthropie sans philanthropie. Pas de récréation sans une perpétuelle interrogation sur le métier de vivre. Et jamais de gras, de bla-bla, de complaisance, de tricherie. Un homme, un vrai, qui prétendait à l’oubli et dont l’œuvre admirable nous rappelle à son bon souvenir. »

Karel HADEK

(Revue les Hommes sans Epaules)

 

À lire : Œuvres (Collection Quarto, Gallimard, 2017).


[1]Linda Lê est née en 1963 à Da Lat, au Viêtnam. En 1969, la famille part à Saïgon pour fuir la guerre. Au lycée français, Linda Lê se prend de passion pour Victor Hugo et Balzac. En 1977, deux ans après la fin de la guerre, elle quitte le Viêtnam pour la France. Elle a 23 ans quand parait son premier roman, « Un si tendre vampire » (1986). Mais c’est avec « Les Évangiles du crime » (1992), qu’elle sent naître à la littérature. Linda Lê, auteur d’une trentaine de livres (romans et essais) est décédée des suites d’un cancer le 9 mai 2022 à Paris, à l’âge de 58 ans.



Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules


 
Dossier : Poètes bretons pour une baie tellurique n° 57